Mon blog d’ auteur-voyageur


Emmanuel Le Ricque a étudié l’économie et la philosophie orientale. Après avoir travaillé dans le secteur culturel, il se consacre maintenant à l’écriture et aux arts plastiques ainsi qu’à l’enseignement du français langue étrangère.

Voici un extrait de 3 de mes manuscrits à paraître

D’ un autre monde

CHAPITRE 30

            Peu avant l’été,  le Président me convoqua pour m’annoncer: « Le Ricque, je vous veux pour mon bras droit! ». Je pensais en moi-même: peut-être est-il devenu manchot à la guerre? Et soudain je pris peur pour mon propre bras droit, c’est vrai,  nous avions presque la même taille. Après une longue minute de silence qui me sembla une éternité, essayant de me ressaisir le mieux possible, – il devait être très impressionnant avec ses deux étoiles que je devinais fixées à la diable sur son képi: – « Mon Président, lui répondis-je avec une certaine témérité que je ne me connaissais pas, à la Culture, A la Culture! »; Je l’entendis qui serrait instinctivement la crosse de son revolver d’ordonnance puis, se ravisant, comme pris d’une rage soudaine, il fondit d’un coup sur moi et, me saisissant par les épaules, il me lança de sa voix tonitruante des grands jours : « Jamais! Vous m’entendez Le Ricque, Jamais! »; Je n’osais respirer;  s’apercevant qu’il était allé un peu trop loin, il ajouta, mais  sur un registre beaucoup plus doux,   avec cette courtoisie toute teintée d’ironie: «Et puis,  Vous ne pilotez pas d’avion de chasse, à ce que je sache, , et vous n’avez pas non plus écrit « La Condition humaine? » ». « C’est vrai, marmonnais-je, mais je la vis tous les jours, mon Président, la condition humaine! ». Après un court moment de réflexion, il me jeta d’un ton sec et péremptoire: « Alors d’accord, je vous nomme aux Peintures, aux Peintures! Au moins on me foutra la paix de ce côté-là! ». Il partit dans une sorte d’éclat de rire nerveux tout en regagnant son bureau; je l’entendis s’asseoir et appeler son chef de cabinet; timidement,  je reculais jusqu’à heurter la grosse chaîne du majordome; d’un geste vif, ce dernier m’empoigna sous le bras et, sans mot dire, tel un importun,  me reconduisit à toute allure  jusqu’au perron de l’Elysée. Ouf! Je respirais.  Et c’est ainsi que je devins serviteur de l’Etat.

Rosel

CHAPITRE 1

J’y suis, dans son ventre, dans le ventre de Rosel, enfin ! J’y suis et me sens mal, elle m’entrave la mère, la bonne mère normande; chez elle, dans sa maison rebaptisée château, tout est humide, ça sentirait presque le pourri, mais je ne dois pas dire de choses comme cela, par respect. Rosel, c’est ma mère, en fait, et je lui dois cette attention des fils même indignes, très indignes de l’habiter. Ta pierre est droite et grumeleuse, de la bonne pierre de Caen; mais ton intérieur, ton ventre, mère, il s’en va comme celui de toutes les trop vieilles femmes, il se disloque, se déglingue, il s’aplatit que ce n’est même plus un ventre, une outre vidée, les charpentes en décomposition, les bois rongés des vrilles et de l’humidité, tout a pris la flotte en toi Mère. Pourtant, je t’aime comme au premier jour, d’une haine qui est bien plus qu’un amour, oui, bien plus tenace que tous les amours, une haine de vengeance sourde et muette de m’avoir mis au monde, de ton propre ventre, tu as osé! Mère que j’aime trop, je te soutiendrai jusqu’au bout de mes forces, même en Minotaure, même en Œdipe devenu fou, je craquerai mes derniers avoirs pour toi, ta pelouse et tes grands arbres, tous ces parfums respirés depuis l’enfance au fond de tes seins verdoyants, je me flinguerai pour ta seule présence de femme en pierre, en terre, en endroit du monde où il fait bon se blottir, mère paradis, mère comme toutes les mères qui vous font espérer une vie quand il n’y aura que de l’existence morne, mère qui vit bien plus que nous, garçons maudits, poètes des grands chemins, professeurs d’une langue qui ne sert à rien. Amour même ne vaut rien !

Valentin

CHAPITRE 2          

Valentin n’aime pas les abus, aucun abus et d’aucune sorte. Surtout pas les abus de lumière, celle de la rue comme celle des gens éclairés, car qu’en savent-ils du monde et de la nuit? Tous, répète-t-il à l’envie, tous mentent tous s’illusionnent et parlent sans preuve, car personne ne sent, oui, personne ne ressent comme lui, aussi profondément le sol, le pavé de Paris. Au dehors, les lumières et les falbalas de l’esprit, cela ne tient pas. Il leur crie d’ailleurs, en long silence de sa révolte de Valentin: « Taisez-vous donc! ». Mais ils continuent de parler, ces gens à gros yeux qui voient tout, ils continuent de dire qu’ils voient le monde  quand lui, le Valentin, il discerne, il analyse du bout de sa chaussure, il rencontre le vrai macadam et le vent, dans ses longs cheveux ébouriffés, le vent l’aime, il le sent bien plus que tous les autres. Vers la rue de Miromesnil, il respire avec une certaine aversion le parfum saturé des crèmes chocolatées du pâtissier voisin et passe son chemin. Trébuchant sur le boulevard Malesherbes, il s’oriente vers un petit couturier de chemises sur mesures sans s’y attarder, bien trop chères pour sa bourse d’allocataire; il en rêve seulement, blanches et accompagnées de cravates multicolores, pourquoi pas? Cette traversée en deux temps de la large chaussée, cela l’angoisse toujours un peu, surtout depuis l’arrivée des véhicules électriques et silencieux; chaque fois, il songe au bonheur que serait la présence d’un nouveau compagnon, un chien-guide qui lui redonnerait confiance avec d’autres yeux.

Réalisation Leandro Fourgeaux